Le fait religieux dans l’entreprise privée : état de la question

 

Introduction : les raisons de la complexité

 

L’employeur public ou privé, les institutions représentatives et les personnels eux-mêmes sont confrontés à des demandes, des revendications ou des situations de fait mettant en jeu l’exercice de la liberté religieuse ou ses manifestations.

Ces dernières années, le phénomène se serait intensifié et aurait même changé de visage puisque certains spécialistes travaillent désormais sur « l’entrisme religieux », par référence à l’entrisme communiste ou sectaire, c’est-à-dire les tactiques d’infiltration d’une communauté humaine.

Les services publics, gérés par les administrations de l’Etat ou les collectivités territoriales (en particulier l’enseignement – l’université surtout – et la santé) comme le monde associatif ont été les premiers champs d’investigation de ces travaux.

A tel point que le Parlement a cru bon légiférer dans le but de « garantir le respect des principes de la République et des exigences minimales de vie en société » : Loi du 24/08/2021 n°2021-1109 confortant le respect des principes de la République.

Pour ce qui a trait au sujet, cette loi n’insère aucune disposition spécifique dans le Code du travail mais seulement des modifications du Code de l’Education relatives aux établissements d’enseignement privé.

Qu’en est-il précisément à ce jour dans l’entreprise privée, qui sera l’objet de notre analyse ?

Au niveau national, les organisations patronales et syndicales considèrent que ce n’est pas un sujet majeur qui n’entre d’ailleurs que très rarement dans le cadre de la négociation collective.

Au niveau local, la perception est assez différente puisque, selon certains auteurs, deux-tiers des entreprises sont concernés et la confrontation de l’encadrement avec ces situations a doublé de volume.

Entre ces deux points de vue, on constate en droit interne que les tribunaux ne sont que modérément saisis de la question et que les arrêts de la Cour de cassation (et du Conseil d’Etat par ailleurs) sont, somme toute, assez peu nombreux.

Le sujet n’est pas pour autant ignoré du Ministère du travail qui a édité un « guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées » disponible en ligne (www.travail-emploi.gouv.fr/).

Face au phénomène, les réponses du Droit peuvent s’envisager différemment selon deux objectifs tenant compte de l’intensité de la manifestation religieuse, mais en retenant dans tous les cas une démarche analytique :

  • l’objectif de concilier l’exercice par la liberté religieuse du salarié et ses manifestations éventuelles avec l’intérêt de l’entreprise ;
  • l’objectif de canaliser les prétentions religieuses qui auraient pour effet d’instaurer leurs normes propres au sein de la communauté de travail, de la fragmenter et de rompre l’égalité de traitement des salariés.

L’intensité de la manifestation religieuse peut, en effet, varier substantiellement :

  • Au premier degré, le salarié peut de manière invisible organiser un compromis entre ses croyances et son travail, sans même en faire état auprès d’autrui.
  • Au-delà, il peut solliciter ou exiger la mise en place d’une organisation spécifique permettant l’expression ou la pratique de sa croyance.
  • Au dernier degré, il peut créer une perturbation de l’organisation du travail et/ou même caractériser une violation des règles légales.

Concrètement, les manifestations dans l’entreprise pendant l’exécution de la relation de travail peuvent être classées en quatre catégories :

1/ Celles relevant d’une demande d’organisation spécifique du lieu, du temps, des conditions de travail etc… :

  • Les fêtes religieuses : demande d’absence ou d’aménagement,
  • Les rites alimentaires: demande d’aménagement d’horaires de restauration ou de menus alimentaires etc…
  • Les rites de prières: demande de prière individuelle ou collective.

2/ Celles relevant du port de signes religieux : tenues ou accessoires vestimentaires (port de croix, voile, kippa, turban, etc …).

3/ Celles relevant d’attitudes et de comportements consistant ou conduisant à refuser pour un salarié d’accomplir certaines tâches ou obligations, d’être au contact de certaines personnes (refus de travailler avec une femme, sous ses ordres, ou après d’elle, demande de ne travailler qu’avec des collègues du même sexe, de la même religion etc…)

4/ Celles relevant d’actes ou de propos prosélytes.

En pratique, le juriste en droit du travail doit maîtriser les outils textuels utiles pour proposer à chaque situation une solution adaptée en phase de conseil et d’articuler un raisonnement efficace en phase judiciaire, mais plus encore doit-il faire preuve de recul et de subtilité.

C’est à l’examen d’un arsenal de règles multi-sources et hétérogènes et d’une jurisprudence diversifiée que nous tenterons de définir une grille de solutions, en identifiant d’abord les différents fondements du droit de manifester ses convictions religieuses (I) puis les restrictions possibles à ce droit (II).

 

I / Les fondements du droit de manifester ses convictions religieuses

 

Le sujet, avec une évidente porosité entre droit national et droit européen, impose de tenter de définir juridiquement la liberté religieuse :

Liberté… : « la liberté est celle qui est garantie à la personne privée contre les empiètements d’autres particuliers, la faculté innée, inhérente à la personnalité, reconnue à tout individu de se déterminer par sa seule volonté dans sa vie personnelle » (Doyen Jean Carbonnier « introduction au droit civil les personnes »).

… de religion : le lien (objectif) unissant une communauté humaine cohérente, peu important son nombre, en considération de l’objet de sa foi (croyance en un objet divin, transcendant, surnaturel, absolu, sacré) et (subjectif) qui a son siège dans la conscience individuelle et réciproque avec les autres consciences.

Sur la question, on se reportera à l’instructif guide de la CEDH sur l’article 9 (pages 8-12) qui donne sa définition des convictions religieuses protégées par ledit article :

Ni le texte de l’article 9 ni la jurisprudence de la Cour ne définissent le terme de « religion ». Cette omission est tout à fait logique car une telle définition devrait être à la fois suffisamment flexible pour englober toute la diversité des religions du monde (grandes et petites, anciennes et nouvelles, théistes et non théistes) et suffisamment précise pour pouvoir s’appliquer à des cas concrets – une tâche trop délicate voire même impossible à réaliser. D’une part, le champ d’application de l’article 9 est très large : il protège tant les opinions et les convictions religieuses que non religieuses. D’autre part, tous les avis ou convictions n’entrent pas nécessairement dans ce champ d’application, et le terme « pratiques » employé à l’article 9 § 1 ne recouvre pas tout acte motivé ou influencé par une religion ou une conviction (Pretty c. Royaume-Uni, § 82).

À cet égard, la Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. Or le droit consacré par l’article 9 se révélerait éminemment théorique et illusoire si la latitude accordée aux États leur permettait de donner à la notion de « culte » ou de « religion » une définition trop restrictive au point de priver une forme non traditionnelle et minoritaire d’une religion d’une protection juridique. De telles définitions limitatives ont des répercussions directes sur l’exercice du droit à la liberté de religion et sont susceptibles de restreindre l’exercice de ce droit dès lors que la nature religieuse d’un culte est niée. Guide sur l’article 9 de la Convention – Liberté de pensée, de conscience et de religion Cour européenne des droits de l’homme 9/105 Mise à jour : 31.08.2021 En tout état de cause, ces définitions ne peuvent être interprétées au détriment des formes non traditionnelles de la religion (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], § 114).

Pour qu’une conviction personnelle ou collective puisse relever du droit à la « liberté de pensée, de conscience et de religion », il faut qu’elle atteigne un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance. À supposer cette condition satisfaite, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de sa part quant à la légitimité des convictions en question ou à la manière dont elles sont exprimées (Eweida et autres c. Royaume-Uni, § 81). Dès lors, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur des questions purement théologiques, d’entrer dans des controverses dans ce domaine ou de déterminer avec autorité quelles sont les croyances, les principes et les exigences d’une telle ou telle religion (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], § 69 ; Kovaļkovs c. Lettonie (déc.), § 60). En particulier, l’existence de débats entre les chercheurs en religions quant aux fondements historiques d’une religion donnée et au bien-fondé des revendications de ses adeptes, ne suffit pas pour contester la nature religieuse de la croyance en question (Association « Romuva » de l’ancienne religion balte c. Lituanie, §§ 118-119). Dès lors, si la Cour se réfère, pour les besoins de son raisonnement, à certains termes et concepts religieux, elle n’y attache aucune portée autre que la conclusion que l’article 9 de la Convention trouve à s’appliquer (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], § 69). En règle générale, même s’il existe, au sein de la communauté religieuse en question, une discussion interne quant aux postulats de base de sa croyance et à ses revendications face à l’État, cela ne change rien aux fins d’application de l’article 9 (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], § 134).

(…)

Dès lors, en règle générale, les autorités nationales ne sont pas fondées à mettre en doute la sincérité des convictions dont se réclame un individu sans étayer leur position par des preuves réelles et convaincantes. La Cour a donc rejeté les objections suivantes soulevées par des gouvernements défendeurs :

▪ celle du gouvernement français qui alléguait que la requérante, qui se déclarait musulmane pratiquante et qui voulait porter la burqa et le niqab (vêtements couvrant le visage) en public, n’avait pas démontré qu’elle était de confession musulmane et qu’elle souhaitait porter les vêtements en question pour des raisons religieuses. Par ailleurs, aux yeux de la Guide sur l’article 9 de la Convention – Liberté de pensée, de conscience et de religion Cour européenne des droits de l’homme 13/105 Mise à jour : 31.08.2021 Cour, le fait que cette pratique était minoritaire parmi les femmes musulmanes était sans effet sur sa qualification juridique (S.A.S. c. France [GC], § 56) ;

▪ celle du gouvernement letton qui alléguait que le requérant, un détenu, n’était pas un Vaishnava (adepte de la version vichnouïte de l’hindouisme) au motif qu’il avait choisi de suivre un cours sur la Bible et qu’il n’appartenait pas formellement à la branche locale de l’Association internationale pour la conscience de Krishna (Kovaļkovs c. Lettonie (déc.), § 57), ainsi que celle, presque identique, du gouvernement roumain qui alléguait que le requérant s’était probablement déclaré bouddhiste dans le but d’obtenir une meilleure nourriture en prison (Vartic c. Roumanie (no 2), § 46).

Toutefois, dans des cas exceptionnels, les organes de la Convention ont admis la possibilité de mettre en doute la sincérité de la prétendue religion d’une personne. Certes, comme il a déjà été dit, il n’appartient pas à la Cour d’évaluer la légitimité d’une telle ou telle prétention religieuse ou de mettre en doute le bien-fondé d’une interprétation particulière de telles ou telles croyances ou pratiques religieuses. La Cour n’est pas appelée à s’engager dans une discussion sur la nature et importance de croyances individuelles, car ce qu’une personne considère comme sacré peut s’avérer absurde ou répugnant aux yeux des autres ; aucun argument juridique ou logique ne peut être invoqué pour contrer l’assertion d’un croyant selon laquelle une pratique concrète constitue un élément important de ses devoirs religieux. Cependant, cela n’interdit pas à la Cour de faire certains constats factuels afin de déterminer si les prétentions religieuses d’un requérant sont vraiment sérieux et sincères (Skugar et autres c. Russie (déc.)).

(…)

De la confrontation de l’ensemble des textes nationaux et supranationaux, il résulte que le droit de manifester ses convictions religieuses à un double fondement :

  • La liberté religieuse comme fondement positif (A).
  • La non-discrimination comme fondement négatif (B).

 

A / La liberté religieuse comme fondement positif du droit

 

a/ Une liberté individuelle et fondamentale

 

La « liberté de pensée, de conscience et de religion » figure au rang des libertés fondamentales inscrites expressément ou par référence dans différents textes :

 

  • La Déclaration universelle des droits de l’homme 10/12/1948 – article 18:

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, et de religion ».

  • La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 04/11/1950 – article 9:

 « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

  1. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
  • La Constitution du 4 octobre 1958 – article 1er :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

  • La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 – article 10 :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »

En application de ces textes, la liberté de religion garantit le droit :

  • d’avoir ou de ne pas avoir de religion,
  • de changer de religion,
  • de révéler ou non ses convictions,
  • de manifester ou non sa religion ou ses convictions, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, les rites, l’enseignement(notamment CEDH 25/05/93 Kokkinakis c/ Grèce)

dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de la sécurité publique, de la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques.

Enfin, si la liberté de se vêtir est une liberté individuelle mais non fondamentale (Cass. Soc 28/05/2003 n°02-40273 « affaire du bermuda) », se vêtir en fonction de ses codes religieux renvoie à la liberté religieuse.

 

b/ Une liberté pouvant s’exercer dans l’entreprise privée, sauf trouble avéré ou abus.

 

Si le salarié a le droit d’avoir la religion qu’il entend et de manifester ses croyances par des signes extérieurs, l’employeur n’est pas obligé d’agir pour tenir compte de la religion de ses salariés ou d’une revendication afférente.

La jurisprudence nationale s’est référée dans un premier temps au contrat de travail (prévisions contractuelles) et/ou à une obligation générale de loyauté, de sécurité etc, avant de viser expressément la liberté religieuse de l’article 9 de la CEDH et/ou la directive du 27/11/2000 et la jurisprudence de la CJUE dans les arrêts postérieurs.

  • Les demandes d’organisation spécifique du lieu, du temps, des conditions de travail pour les fêtes religieuses, les rites alimentaires et les rites de prières.

S’agissant par exemple des demandes d’absence pour fête religieuse (hors prise des congés légaux qui n’a pas à être motivée), il convient d’appliquer le principe de bonne foi contractuelle, le refus de l’employeur ne pouvant être motivé que par des impératifs de l’entreprise (Avis CESE nov 2013).

De manière similaire, la HALDE reconnait à l’employeur le droit de refuser une telle demande en cas de perturbation de l’organisation du travail dûment justifiée et étrangère à toute discrimination (Délib. n°2007-301 du 13/11/2007). Dans cette affaire, un délégué syndical invoquait une différence de traitement à raison de l’octroi d’autorisation d’absence pour fêtes religieuses juives mais pas pour les fêtes musulmanes.

La CEDH considère par ailleurs comme légitime la demande de justificatif formulée par l’employeur (13/04/2006 n°55170/00).

  • Le trouble résultant du refus de certaines obligations pour des considérations religieuses ou du port de signes religieux.

Si la Chambre sociale n’a eu essentiellement qu’à se prononcer sur des licenciements disciplinaires (sauf arrêt récent Cass. Soc. 14/04/2021 voir infra), un licenciement non disciplinaire pour trouble objectif peut être envisagé mais cette qualification reste indifférente à la Cour de Justice de l’Union européenne qui, sur le fondement de la directive du 27/11/2000, ne s’attache qu’à la mesure négative (dont le licenciement) quelle que soit la qualification donnée par le droit national à cette mesure.

 Dans plusieurs arrêts, la jurisprudence a tranché la question du trouble résultant ou non du refus du salarié de certaines obligations :

  • Soc. 29/05/1986 n°83-45409 : licenciement légitime d’un salarié suite au refus pour raisons religieuses de soumettre à la visite médicale obligatoire.
  • CA Paris 10/01/1989 : licenciement légitime d’un salarié ayant quitté son travail avant l’horaire normal pour respecter une obligation impérative imposée par sa religion, alors qu’il a refusé une modification de son horaire qui lui aurait permis de respecter ses engagements religieux.
  • Soc. 24/03/1998 n°95-44738 affaire dite du « boucher de Mayotte » : licenciement légitime d’un boucher musulman refusant de préparer de la charcuterie à base de porc, après qu’il ait assumé cette tâche pendant deux ans.
  • CA PARIS 19/06/2003 n°03/30212 : licenciement discriminatoire d’une salariée musulmane d’un centre d’appel qui allait être mutée à un poste plus en contact qu’auparavant avec la clientèle et qui refusait de retirer le foulard islamique, sans que l’employeur n’établisse le problème que susciterait le nouveau contexte de travail.
  • Soc. 12/07/2010 n° 08-45509 : licenciement illégitime d’un salarié refusant de se déplacer au Moyen Orient pour la réalisation d’un projet au motif du risque qu’il estimait encourir en raison de sa confession religieuse.
  • CA Montpellier 19/06/2013 n°11/07788 : licenciement légitime d’un salarié musulman ayant refusé de rouler des palettes pouvant contenir des boissons alcoolisées dès lors que le contrat de travail ne comportait aucune clause particulière tenant compte d’une impossibilité d’exercer des fonctions comportant un contact avec des produits alcoolisées.
  • Soc. 01/02/2017 n° 16-10459 : licenciement discriminatoire d’une salariée agent de surveillance ayant, lors de sa prestation de serment, prononcé une formule différente conformément à sa religion chrétienne alors que la loi du 15/07/1845 sur la police des chemins de fer peut être reçue selon les formes en usage dans leur religion.
  • Soc. 08/07/2020 n°18-23743 : licenciement discriminatoire d’un salarié consultant sûreté (assurant des prestations dans la sécurité et la défense des gouvernements ou organisation gouvernementales) portant une barbe considérée comme non neutre par l’employeur pour un travail dans une zone de culture arabo-musulmane potentiellement dangereuse et instable dans laquelle un sens est attribué à l’apparence de la barbe et en présence d’une clause contractuelle exigeant du salarié le respect des us et coutumes des pays concernés mais en l’absence de règlement intérieur ou de note de service. 
  • Soc. 07/07/2021 n°20-16206 : licenciement illégitime d’une salariée catholique de la RATP ayant refusé de prêter serment devant le TGI pour accéder à son statut d’agent permanent et proposé une autre formule au motif que ce serment lui était interdit par la religion chrétienne.

Par ailleurs, s’agissant des règles d’hygiène et de sécurité (envisagées expressément par l’article 9-2 de la CSEDH), la Cour EDH a également jugé légitime la demande de retrait d’un pendentif en forme de croix pour une infirmière en gériatrie portant un uniforme réglementaire avec un col en V laissant le cou apparent en raison du risque de blessure par arrachage ou de contact avec une plaie ouverte (15/01/2013 n°59842/10 Chaplin / Royaume Uni).

Dans le même sens, la HALDE avait estimé légitime la restriction découlant du port d’un équipement de sécurité incompatible avec un signe religieux (ici foulard islamique) comme une tenue stérile (Délib. n°2009-117 du 06/04/2009) ou comme une charlotte réglementaire en cuisine (Délib. n°2010-166 du 18/10/2010).

  • L’abus résultant d’actes ou de propos prosélytes.

L’abus dans l’exercice de la liberté religieuse est appréhendé essentiellement par la notion de prosélytisme qui consiste dans le fait d’imposer ou de tenter d’imposer ses idées et ses convictions à autrui en usant de moyens déviants tels que pression, agression, harcèlement…

L’employeur doit faire cesser sans délai de tels actes pour garantir le respect des libertés et droits de chacun mais ne peut invoquer que l’abus dans l’expression des convictions religieuses et non les convictions elles-mêmes sauf à commettre une discrimination.

A été jugé légitimes, sur le fondement de l’abus, le licenciement :

  • d’une femme de chambre d’un hôtel déposant des publications sur les témoins de Jéhovah dans les chambres des clients : CA Aix en Provence 15/02/1989 n° 87/5141.
  • d’un animateur d’un centre de loisirs lisant la Bible et distribuant des prospectus dans le cadre de son activité : CPH Toulouse 09/06/1997 n°09/97.
  • d’un vendeur en magasin disposant à l’accueil un drapeau emblème d’une confession, diffusant des chants religieux dans le magasin et distribuant aux clients des livres religieux : CA Rouen 25/03/1997.
  • d’un salarié ponctuant son activité professionnelle d’incantations et de chants religieux : CA Basse-Terre 06/11/2006 n° 06/00095.

L’état de vulnérabilité lié à l’âge ou l’état de santé de la victime de l’abus est aussi pris en compte : par exemple, est justifié le licenciement d’une infirmière de nuit dans une clinique contraignant une patiente à prier et évoquant foi et religion : CA Versailles 06/12/2012 n°11/02076.

 

B / La non-discrimination comme fondement négatif du droit

 

Cette liberté religieuse est protégée négativement par des textes d’interdiction, à savoir de non-discrimination puisque toute atteinte à la religion comme droit constitue une atteinte à la personne, ici une discrimination.

 

Au plan des principes généraux, les fondements résultent de :

  • La Déclaration des Droits de l’Homme du 26/08/1789 – article 10 :

 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses »

  • Le Préambule de la constitution de 1946 – alinéa 5:

 « Nul ne peut être lésé, dans son travail ou dans son emploi, en raison … de ses croyances » 

  • La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 04/11/1950 – article 14 :

 « Interdiction de discrimination : La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

  • La directive européenne 2000/78 du 27/11/2000 qui prohibe : 

« toute discrimination directe ou indirecte fondée notamment sur la religion ou les convictions, sauf différences de traitement admises lorsqu’une caractéristique liée notamment à la religion ou aux convictions constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. »

Dans le Code du travail :

  • L’article L 1121-1:

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

  • L’article L 1132-1 protège le salarié contre toute discrimination notamment au titre de ses convictions religieuses de l’embauche jusqu’à la rupture du contrat de travail :

« Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de (…) ses convictions religieuses (…) ».

  • L’article L1321-3 :

« Le règlement intérieur ne peut contenir :

1° Des dispositions contraires aux lois et règlements ainsi qu’aux stipulations des conventions et accords collectifs de travail applicables dans l’entreprise ou l’établissement ;

Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ;

3° Des dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison de leur origine, de leur sexe, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, de leur situation de famille ou de leur grossesse, de leurs caractéristiques génétiques, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales ou mutualistes, de leurs convictions religieuses, de leur apparence physique, de leur nom de famille ou en raison de leur état de santé ou de leur handicap. »

En outre, lors de la formation du contrat, du recrutement et de l’embauche :

  • article L 5321-2 : aucune référence aux convictions religieuses du candidat ne peut être faite dans une offre d’emploi.
  • article L 1221-6 : aucune information en lien avec les convictions religieuses ne peut être demandée lors de la procédure de recrutement, même indirectement: délibération HALDE n°2008-10 du 14/01/2008 : question posée par l’employeur potentiel sur le régime alimentaire du candidat au poste d’animateur d’une classe de mer pour enfants, quand bien même l’animateur devait manger avec les enfants.
  • Rien n’interdit au candidat de porter un signe religieux ostensible dont le recruteur ne doit pas tenir compte.

La sanction civile est la nullité de la mesure discriminatoire : article L 1132-4 du Code du travail, l’administration de la preuve par celui qui allègue la discrimination étant aménagée en sa faveur.

La sanction pénale est fixée à 3 ans d’emprisonnement et 45000 € d’amende : article 225-2 du Code pénal.

 

II / Les restrictions au droit de manifester ses convictions religieuses

 

Il y a lieu de distinguer le cas général des entreprises privées qui peuvent restreindre le droit de manifestation des convictions religieuses par l’instauration d’un principe de neutralité sous certaines conditions (A) et le cas particulier des entreprises privées de tendance ou de conviction qui peuvent imposer une exigence d’adhésion aux valeurs qu’elles défendent (B).

 

A / Les entreprises privées (ne gérant aucun service public) et le principe de neutralité :

 

La liberté de religion peut se heurter à l’intérêt de l’entreprise et conduire l’employeur à vouloir y apporter des restrictions selon différents supports :

  • par le règlement intérieur,
  • par note de service précisant le règlement intérieur (Soc. 07/10/1992 n°89-45283 et jurisprudence constante depuis),
  • par le contrat de travail (seul) avec incertitude…

Si aucun principe de laïcité ne peut être invoqué et qu’une interdiction générale et absolue de tout signe religieux, dans le règlement intérieur par exemple, est illégale, des règles de neutralité peuvent être envisagées pour encadrer la relation de travail.

 La Cour de cassation avait ouvert une voie en jugeant que « Le droit de manifester librement sa religion, tel que posé par l’article 9 de la CEDH… n’est pas absolu mais doit être concilié avec d’autres impératifs » (Cass. Civ 1ere. 21/06/2005 n°02-19831P).

Mais la HALDE (devenu Défenseur des Droits) avait considéré que le seul fait du contact avec la clientèle est insuffisant à justifier la restriction (Délib. n°2009-117 du 06/04/2009) de même que la gêne ressentie par d’autres salariés ou certains clients (Délib. n°2011-37 du 21 mars 2011).

Dans le même sens, la CEDH a jugé, s’agissant d’un agent d’escale d’une compagnie aérienne, que le souhait de manifester sa croyance par le port d’une croix chrétienne sur son uniforme primait sur une certaine image de marque souhaitée par l’entreprise (15/01/2015 n°48420/10 Eweida / Royaume Uni).

Les dispositions légales internes fondant la règle de neutralité sont :

 L’article L 1133-1 du Code du travail:

« L’article L. 1132-1 ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée. » 

  • L’article L1321-2-1du Code du travail (depuis la loi travail du 8 août 2016) :

 « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

La validité de la clause de neutralité suppose donc :

  • Qu’elle soit générale en visant les signes politiques, philosophiques et religieux ;
  • Qu’elle soit restreinte aux salariés en contact avec la clientèle.

L’exigence professionnelle essentielle et déterminante ne laisse, a priori, aucune place aux préjugés émanant des clients de l’entreprise, de ses autres salariés ou de ses partenaires et, quel que soit le support retenu, les restrictions doivent être justifiées et proportionnées. 

 C’est au visa de l’article 9 CEDH, de la directive 2008/78 et des quatre textes du Code du travail (L 1121-1, L 1132-1, L 1133-1 et L 1321-3) que la Cour de cassation rend sa jurisprudence.

  • Dans l’affaire crèche BABY LOUP, une éducatrice, directrice adjointe d’une crèche privée associative, après une longue absence pour congé maternité puis congé parental, est licenciée pour faute grave pour avoir refusé de retirer son voile islamique en dépit des demandes répétées de son employeur s’appuyant sur une clause du règlement intérieur ainsi rédigé :

 « De manière générale, les membres du personnel doivent adopter dans l’exercice de leurs fonctions, une tenue, un comportement et des attitudes qui respectent la liberté de conscience et la dignité de chacun. Le principe de liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités de l’association, tant dans les locaux de la crèche, ses annexes ou en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ».

 Dans un premier temps, la HALDE prend position en faveur de la salariée considérant le licenciement comme étant discriminatoire : Délib n°2010-82 du 01/03/2010.

Le Conseil de Prud’hommes puis la Cour d’appel de Versailles (CA 27/11/2011 n°10/05642) juge le licenciement justifié en retenant la légitimité de la clause du règlement intérieur imposant la neutralité dans une association dont la vocation est l’accueil de tous les enfants d’un quartier quelle que soit leur appartenance culturelle ou religieuse.

La Cour de cassation (Soc 19/03/2013 n°11-28845) casse cet arrêt, jugeant le licenciement discriminatoire car :

  • d’une part, le principe de laïcité n’est pas applicable aux entreprises privées qui ne gèrent aucun service public,
  • d’autre part, la clause du règlement intérieur, en imposant à tous les salariés le respect d’un principe de laïcité et de neutralité, instaure une restriction générale et imprécise à une liberté individuelle garantie par le Code du travail.

 La Cour d’appel de renvoi (CA Paris 27/11/2013 n°13/02981) résiste et juge la clause du RI précise, justifiée et proportionnée et le licenciement fondé : une personne morale de droit privé qui assure une mission d’intérêt général peut dans certaines circonstances constituer une entreprise de conviction et se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel.

Sans faire sienne cette motivation, la Cour de cassation en Assemblée plénière (Soc 25/06/2014 n°13-28369) rejette le pourvoi et valide le licenciement pour actes d’insubordination caractérisés constitutif de faute grave mais écarte la qualification d’entreprise de tendance ou de conviction (laïque) qu’elle réserve aux entreprises dont l’objet est de promouvoir ou de défendre des convictions politiques, religieuses ou philosophiques ; la Cour de cassation valide la clause litigieuse par un appréciation in concreto du fonctionnement de la crèche estimant la clause précise, justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché (puisque ne visant que les postes d’éducateur en contact avec les enfants).

  • Dans un arrêt de cassation du 22 novembre 2017 n°13-19855 Mme Y c/ société MICROPOLE UNIVERS, la Chambre sociale est amenée à préciser sa jurisprudence, après question préjudicielle posée à la CJUE.

Mme Y., salariée en qualité d’ingénieur d’études de la société Micropole Univers, société de conseil, d’ingénierie et de formation spécialisée dans le développement et l’intégration de solutions décisionnelles, qui a été licenciée pour faute pour avoir refusé d’ôter son foulard islamique lorsqu’elle intervenait dans des entreprises clientes de la société, a saisi la juridiction prud’homale en faisant valoir la nullité de cette mesure discriminatoire en raison de ses convictions religieuses.

La cour d’appel a jugé le  licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse aux motifs qu’une entreprise doit tenir compte de la diversité des clients et de leurs convictions et qu’elle est donc naturellement amenée à imposer aux employés qu’elle envoie au contact de sa clientèle une obligation de discrétion qui respecte les convictions de chacun, à la condition toutefois que la restriction qui en résulte soit justifiée par la nature de la tâche à effectuer et proportionnée au but recherché ; qu’en l’espèce, il est établi qu’une société cliente a souhaité que les interventions de la salariée se fassent désormais sans port de voile afin de ne pas gêner certains de ses collaborateurs, que la restriction que l’employeur a alors imposée à la liberté de la salariée de manifester ses convictions religieuses par sa tenue vestimentaire a été proportionnée au but recherché puisque seulement limitée aux contacts avec la clientèle, les travaux effectués dans ses locaux par un ingénieur d’études portant un voile ne lui créant aucune difficulté selon ses propres déclarations, qu’ainsi, il apparaît que le licenciement ne procède pas d’une discrimination tenant à ses convictions religieuses puisque la salariée était autorisée à continuer à les exprimer au sein de l’entreprise mais qu’il est justifié par une restriction légitime procédant des intérêts de l’entreprise alors que la liberté donnée à la salariée de manifester ses convictions religieuses débordait le périmètre de l’entreprise et empiétait sur les sensibilités de ses clients et donc sur les droits d’autrui.

La Cour de cassation casse aux motifs qu’aucune clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail n’était prévue dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur en application de l’article L. 1321-5 du code du travail et que l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique dans ses contacts avec les clients résultait seulement d’un ordre oral donné à une salariée et visant un signe religieux déterminé, ce dont il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses.

La Cour de cassation rappelait expressément les arrêts de la Cour de justice selon lequel la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une salariée portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive du 27 novembre 2000.

En effet, la Cour de justice de l’Union européenne, a jugé que :

  • par arrêt du 14 mars 2017 (CJUE, Asma Y., aff. C-188/15): « L’article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition ».
  • et par arrêt du même jour (CJUE, G4S Secure Solutions, C-157/15) : « L’article 2, § 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, doit être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive ; qu’en revanche, une telle règle interne d’une entreprise privée est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, § 2, sous b), de la directive 2000/78/CE s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier » ;

Ainsi, il appartient à la juridiction nationale de vérifier si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il eût été possible à l’employeur, face à un tel refus, de lui proposer un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement.

En outre, l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

  • Dans un arrêt de rejet du 14 avril 2021 n°19-24079, la Chambre sociale, aux mêmes visas textuels, a confirmé sa jurisprudence.

Une salariée, à son retour de congé parental, s’est présentée à son poste de travail avec un foulard dissimulant ses cheveux, ses oreilles et son cou. L’employeur lui a demandé de retirer son foulard et à la suite du refus opposé par la salariée, a placé celle-ci en dispense d’activité puis l’a licenciée pour cause réelle et sérieuse. Soutenant être victime de discrimination en raison de ses convictions religieuses, la salariée a saisi la juridiction prud’homale en nullité de son licenciement.

La cour d’appel a jugé que le licenciement, prononcé au motif du refus de retirer le foulard islamique lorsqu’elle était en contact avec la clientèle, était discriminatoire et devait être annulé.

La Cour de cassation rejette le pourvoi aux motif que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

Ayant relevé qu’aucune clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail n’était prévue dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur et que la justification de l’employeur était explicitement placée sur le terrain de l’image de l’entreprise au regard de l’atteinte à sa politique commerciale, laquelle serait selon lui susceptible d’être contrariée au préjudice de l’entreprise par le port du foulard islamique par l’une de ses vendeuses, la cour d’appel a exactement retenu que l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

  • Dans un arrêt du 15 juillet 2021, la Cour de Justice de l’Union européenne (affaires C 804-18 et C 341-19) vient affiner sa jurisprudence et se montre moins restrictive pour l’entreprise que la Cour de cassation.

Elle rappelle qu’une règle interne d’une entreprise interdisant à tout travailleur de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions, dès lors que ces règles sont appliquées de manière générale et indifférenciée.

La CJUE admet, pour la première fois, deux motifs légitimes d’interdiction de port de signes religieux :

  • « la volonté d’un employeur d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse peut être considérée comme légitime. En effet, le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la charte, et revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur« ,

Cette solution ne limite donc pas la règle aux seuls salariés en contact avec la clientèle.

  • « tant la prévention des conflits sociaux que la présentation de l’employeur de manière neutre à l’égard des clients peuvent correspondre à un véritable besoin de l’employeur, ce qu’il doit démontrer ».

Cette solution dépasse le critère de « l’image de l’entreprise au regard de l’atteinte à sa politique commerciale » retenu par la Chambre sociale.

Surtout, la Cour de justice considère qu’ »une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, découlant d’une règle interne d’une entreprise interdisant aux travailleurs de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée par la volonté de l’employeur de poursuivre une politique de neutralité à l’égard des clients ou des usagers«  à condition que cette neutralité :

  • réponde à un véritable besoin de l’entreprise qu’il convient d’établir en prenant notamment en considération les attentes légitimes des clients usagers ainsi que les conséquences défavorables de l’absence d’une telle politique ;
  • soit suivie de manière cohérente et systématique ; 
  • soit limitée au strict nécessaire.

Enfin, la CJUE fait référence de manière inédite à la notion de marge nationale d’appréciation, ce que faisait depuis longtemps la Cour européenne des droits de l’homme : les solutions peuvent donc varier en fonction des traditions et de la législation nationale : « la directive 2000/78 permet de tenir compte du contexte propre à chaque État membre et de reconnaître à chacun deux une marge d’appréciation dans le cadre de la conciliation nécessaire des différents droits et intérêts en cause, aux fins d’assurer un juste équilibre entre ces derniers« 

 

B / Les entreprises privées de tendance ou de conviction et l’exigence d’adhésion aux valeurs défendues

Ces entreprises qui défendent certains principes idéologiques, religieux, politiques ou philosophiques (paroisses, établissements scolaires confessionnels, associations de défense etc…) et qui peuvent soumettre leurs salariés à une obligation de loyauté particulière consistant à respecter les principes et valeurs défendus par l’entreprise.

  • Au niveau supranational, les entreprises de tendances sont reconnues :
  • Par la directive européenne du 27/11/2000 (2000/78 art 4 -2) qui admet que les églises et autres organisations, dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, puissent exiger des personnes travaillant pour leur compte une attitude de bonne foi et de loyauté envers l’éthique de l’organisation.
  • Par la Cour européenne des droits de l’Homme qui admet qu’un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur une croyance philosophique puisse imposer à ses employés des exigences particulières de loyauté sous réserves que :
  • les obligations imposées soient acceptables: CEDH 03/02/2011 n°18136/02 : licenciement justifié d’une éducatrice d’une église protestante ayant donné des cours dans une auteur communauté  religieuse ;
  • et qu’un contrôle judiciaire puisse être exercé et mette en balance les intérêts en jeu :
  • CEDH 23/09/2010 – 425-03 et 1620-03 Obst et Schüth c/ Allemagne : licenciement pour cause d’adultère jugé justifié pour un directeur d’une église mormone et jugé injustifié pour un organiste d’une église catholique, eu égard aux fonctions exercées ;
  • CEDH 12/06/2014 n°56030/07 Fernández Martine c/ Espagne : non renouvellement justifié d’un professeur de religion catholique ayant fait part dans la presse de sa situation de prêtre marié lors d’une manifestation prônant le célibat optionnel des prêtres.
  • Au niveau national, ces entreprises ne sont pas reconnues dans les mêmes termes.

La jurisprudence de la Cour de cassation, en effet, se réfère à la loi du contrat et à une obligation particulière de loyauté pour admettre les entreprises de tendances : constitue une considération essentielle et déterminante l’accord des volontés des parties, même implicite, sur la communion de pensée et de foi nécessaire à l’exécution loyale du contrat.

Ainsi, il est dérogé à l’interdiction de l’article L1132- 1 du code du travail pour dire fondé le licenciement :

  • d’une enseignante d’une école privée catholique au motif de son remariage après divorce (Cass Ass. Plénière. 19/05/78 n°76-41211) ;
  • d’un traducteur d’une association liée à l’Eglise universelle de dieu, ayant créé une association liée à l’église de Dieu internationale en opposition de pensée avec la première (Soc. 29/06/1983 n°81-40679).

À l’inverse, est injustifié :

  • le licenciement d’une surveillant rituel travaillant dans un restaurant cacher qui s’était absenté plus de 20 jours en raison des obsèques de son fils en Israël, son employeur ne pouvant ignorer et devant lui-même observer les prescriptions de la religion juive en ce domaine et en l’absence de toute perturbation du service assuré par un remplaçant (CA Paris 25/05/1990 n°89/36864) ;
  • le licenciement d’une sacristain de l’Eglise intégriste de St Nicolas du Chardonnet ayant révélé son homosexualité sans qu’aucun agissement de ce dernier n’ait créé de trouble caractérisé (Soc. 17/04/1991 n°90-42636).

Enfin, avec l’affaire Baby Loup, la Cour de cassation donne une définition restrictive de l’entreprise de tendance : « promouvoir et défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques » ce qui :

  • réduit la définition la définition posée par la directive européenne qui retient « la religion ou les convictions »
  • tend à exclure les entreprises, organismes ou associations non confessionnelles à vocation éducative (autrement qualifiés « d’entreprises de tendances laïques ») : scoutisme, ligue de l’enseignement, associations périscolaires etc…

 

Conclusion : un regard sur le secteur public

 

Le principe de laïcité à la française n’a pas un champ d’application uniforme dans le secteur public et la neutralité de l’Etat et celle corollaire du service public (pouvant être gérée par une entreprise ou un organisme privés), ne doit pas être confondue avec la règle de neutralité pouvant être posée dans l’entreprise privée ne gérant aucun service public.

Dans l’espace public, la liberté religieuse permet d’arborer des signes religieux dans la rue, dans les transports en commun, dans les universités etc… Mais la loi du 11/10/2010 (n°2010-1192) interdit la dissimulation du visage dans l’espace public et les entreprises ouvertes au public (cinéma, restaurant, gare, banque…), les manifestations religieuses sur la voie publique doivent être autorisées par la préfecture (sauf traditions locales répétées tous les ans).

Dans les services publics et dans les entreprises et organismes privés gérant un service public, les règles applicables et la jurisprudence tendent à converger à présent, malgré des sources multiples.

  • La loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat (modifiée par la loi du 24/08/2021).
  • L’article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.»

Le 21 février 2013, aux termes d’une QPC (n°2012-297), le Conseil constitutionnel a rappelé que « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. » 

  • La loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires et modifiée par la loi n°2016-483 du 20 avril 2016, dont l’article 25 alinéa 3 modifié dispose : « Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. A ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

Ainsi, les agents publics, dont la liberté de conscience est garantie, doivent s’abstenir de manifester leurs croyances religieuses notamment par un signe religieux extérieur et observer une règle de neutralité.

  • La Loi du 24/08/2021 n°2021-1109 confortant le respect des principes de la République précise en son article 1erdans son chapitre 1er relatif au service public :
  1. – Lorsque la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Il prend les mesures nécessaires à cet effet et, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité. […]

Les jurisprudences administrative et judiciaire retiennent traditionnellement une conception stricte de la neutralité :

  • CE : avis Mlle Marteaux n°217017 du 3 mai 2000 : port de signe religieux par un agent public : le principe de laïcité fait obstacle à la manifestation de croyances religieuses par l’agent, peu important la nature du service concerné, les fonctions exercées, la visibilité du signe religieux (l’aspect plus ou moins ostentatoire ne pouvant avoir d’incidence que sur la sanction à prononcer).
  • CE : arrêt du 28/07/2017 n°390740 appliquant l’obligation de neutralité aux stagiaires d’établissements chargés d’une mission de service public.
  • Soc. 19/03/2013 n°12-11690 CPAM de Seine-Saint-Denis, reconnaissant expressément l’application du principe de laïcité au sujet d’une employée licenciée pour avoir refusé de retirer le foulard islamique alors que le règlement intérieur interdisait expressément tout port de vêtement ou accessoires positionnant l’agent comme représentant un groupe, une ethnie, une religion, une obédience, ou quelque croyance que ce soit et notamment le port d’un voile islamique même sous forme de bonnet : il a été jugé que la restriction figurant au règlement intérieur était justifiée par la nécessaire mise en œuvre du principe de laïcité que le salarié soit ou non en contact avec le public. La Cour de cassation a rappelé a contrario cette solution dans son premier arrêt Crèche Baby Loup du même jour (Soc 19/03/2013 n°11-28845).
  • Enfin, la directive n°2000/78 trouve à s’appliquer comme pour le secteur privé.

Mais il résulte de l’analyse de la jurisprudence de la CJUE une différence dans la notion de neutralité entre les Etats : en Allemagne, par exemple, « la neutralité est plus ouverte … dans une vision plus soucieuse de pluralisme idéologique et religieux » ; « tandis que le droit français s’interroge sur le point de savoir si un travailleur participe à une mission de service public, le droit allemand cherche plutôt à déterminer s’il exerce une activité présentant un caractère régalien ». (Benjamin Dabosville Revue Dr social septembre 2021).

 

Sources et références générales (hors jurisprudence citée) :

 

  • « Guide CEDH sur l’article 9 » mise à jour 31/08/2021 sur le site CEDH
  • « La religion dans l’entreprise » – Collectif RDT 2016
  • « Guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées » site du Ministère du travail
  • « Les religions et le droit du travail » Actes du colloque. Collectif. V. Parisot -Ed BRUYLANT 2018
  • « Prier son dieu et ménager son maître » Colloque AAPDS 2016 site AAPDS
  • « Quand la religion s’invite dans l’entreprise » D. Maillard – Fayard
  • « Le tabou de l’entrisme islamique en entreprise » AP. Boulad – Guide du manager – mars 2021.
  • « L’article 9 de la CEDH » JF Renucci – Editions du Conseil de l’Europe 2004.
  • Droit comparé franco – allemand : Etude « Expression religieuse et relation de travail » B. Dabosville – Revue droit social – septembre 2021
  • Loi du 24 août 2021 – JO du 25/08/21

 

Pour aller plus loin :

  • Ricoeur : « la religion pour penser » – Seuil 2020
  • Delumeau : « Des religions et des hommes » – Pochotèque 1999
  • de la Maisonneuve : « Le Judaïsme » L’atelier de poche.
  • Iqbal : « La reconstruction de la pensée religieuse en Islam » – Galimard 2021
  • Picquart : « Comprendre et penser l’Islam quand on est chrétien » – Les acteurs du savoir 2021
  • Laurent : « l’Islam » – Artège 2017
  • D et L Bouzar : « Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ? » – Albin Michel 2009
  • Weil : « De la laïcité en France » – Grasset 2021.
  • Bauberot : « Histoire de la laïcité en France » – Que sais-je 7e éd 2017
  • Bouzar : « Laïcité mode d’emploi » – Eyrolles 2010

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